Dans les grottes de Han. Le nez pointé vers les voûtes de calcaire, quatre naturalistes suivent du regard le halo blanchâtre que leur torche et leur lampe frontale dessinent sur les anfractuosités et les stalagmites. Leurs yeux de lynx scrutent la roche à la recherche d’un cocon noir ou d’un ventre blanc, caractéristiques d’un rhinolophe ou d’un murin.
Quelquefois, les petites boules de poils ensommeillées sont couvertes de rosée. En déterminer l’espèce, parmi les 13 susceptibles d’être croisées en ce lieu, est un défi. Les chiroptérologues confrontent leurs observations physiques et leurs déductions. Pour chaque animal identifié, Quentin Smits, naturaliste auprès du Département de l’étude du milieu naturel et agricole de Wallonie, porte une barre supplémentaire à son petit carnet de bord. En 6 heures à se frayer un passage parmi les merveilles du monde souterrain, l’équipe identifie 216 chauves-souris appartenant à 10 espèces, dont 14 petits rhinolophes. C’est une espèce rare de chauves-souris, et Han-sur-Lesse se positionne comme l’un de ses derniers repères.
Des grottes plus modestes sont également visitées par les naturalistes de Natagora. Quelque 400 sites souterrains wallons sont ainsi inventoriés chaque hiver. Afin de pouvoir comparer les résultats, Pierrette Nyssen (Natagora) veille à ce que l’inventaire de terrain soit réalisé de façon reproductible : même superficie observée chaque année par un nombre identique de naturalistes durant un laps de temps similaire.
Elle explique que « cette activité est indispensable pour avoir une idée des tendances des populations : quelles sont les espèces qui vont bien et quelles sont celles qui sont en déclin. Cela met également en lumière l’augmentation ou la diminution de l’aire de répartition de chacune des 23 espèces de chauves-souris belges. Avec ces données, on peut ensuite ajuster au mieux les actions de protection des espèces. » Et de donner en exemple la société de gestion des grottes de Han, qui a accepté de fermer au tourisme hivernal les salles de la grotte dite du père Noël afin d’éviter de déranger les petits rhinolophes qui y hibernent.
Les réveils intempestifs amputent leurs chances de survie
En l’absence d’insectes à se mettre sous la dent, les chauves-souris tombent en hibernation dès la première quinzaine de novembre. La moitié des espèces belges hibernent dans les toitures et les troncs où elles vivent l’été, tandis que l’autre moitié établit ses quartiers d’hiver dans quelques-unes des mille grottes qui jalonnent le sous-sol wallon.
Leur choix se porte sur des crevasses où règne un climat stable : ni trop chaud, ni trop froid et avec un degré d’humidité adéquat. « Cela leur évite de dépenser de l’énergie pour se refroidir ou se réchauffer. En outre, leur température corporelle s’équilibre avec celle du milieu ambiant. Dans les conditions de Han-sur-Lesse, leur corps passe de 40 à 10 degrés », ajoute la naturaliste. Une fois les chauves-souris installées, leur métabolisme ralentit brusquement. Leur respiration devient anecdotique. Leur cœur fait le grand écart : de 400 pulsations par minute en vol, il s’engourdit lors de l’hibernation à un ou deux battements par… heure.
On imagine souvent qu’elles dorment d’une traite pour ne se réveiller qu’aux premières lueurs du soleil de printemps. En réalité, le petit mammifère ouvre les yeux toutes les 3 ou 4 semaines, durant une heure ou deux. Le but ? S’assurer que tout va bien, s’hydrater en léchant des gouttes de rosée et se débarrasser des toxiques urinaires. La fréquence des réveils croît avec le retour des conditions climatiques plus douces. Les animaux se rapprochent alors peu à peu de la sortie de la grotte.
Ces phases de réveil, bien que de courtes durées consomment 75 % des réserves accumulées en automne. C’est pourquoi, lors de l’inventaire, le regard des naturalistes est rapide et les lampes vite détournées de leur cible. Les mots sont rares et bas : aucun dérangement ne doit sortir les chauves-souris de leur torpeur hivernale, au risque sinon d’amputer leurs chances de survie.
Les inventaires révèlent que depuis 10 ans, toutes les espèces remontent. Mais pas de liesse toutefois : « du statut d’espèces quasi éteintes, elles sont passées à celui d’espèces en survie avec une faible augmentation du nombre d’individus chaque année », précise Pierrette Nyssen. La Wallonie a perdu 70 % de ses chauves-souris depuis 1950.
Des espèces protégées
Chacune des 23 espèces de chauves-souris vivant sur notre territoire est protégée. On ne peut ni les capturer ni détériorer leurs sites de reproduction ou tout autre habitat indispensable à leurs exigences écologiques.
De surcroît, dans l’annexe II de la directive Natura 2000, sont reprises 7 chiroptères pour lesquelles la Belgique doit redoubler de vigilance : le grand et le petit rhinolophe, le grand murin, les vespertilions de Bechstein, à oreilles échancrées et des marais ainsi que la barbastelle. « Identifier les endroits où ces espèces d’intérêt communautaire sont présentes permet de désigner des sites de protection et d’éviter toute dégradation de la situation actuelle, explique Pierrette Nyssen. Par ailleurs, un rapport circonstancié doit être fourni tous les 6 ans à la Commission européenne. »
Le grand murin (Myotis myotis)
Avec ses 40 centimètres d’envergure, c’est notre plus grande chauve-souris. Outre par sa taille (son corps mesure de 7 à 8 centimètres pour 30 à 40 grammes), il est reconnaissable à sa pilosité caractéristique. Son ventre très blanc contraste fortement avec le dos teinté de brun. Pour hiberner, il replie ses ailes contre ses flancs, comme un éventail. Il passe l’hiver dans les grottes parfois situées à plusieurs dizaines de kilomètres de son lieu de reproduction estivale. Il chasse en forêt.
Le petit rhinolophe (Rhinolophus hipposideros)
Pas plus grand qu’un pouce, il replie ses ailes noires autour de son corps, comme un cocon, pour sombrer dans le sommeil hivernal. Pendant librement à la paroi calcaire, il est assez facile à identifier. Des petits rhinolophes, il n’en resterait que 300 en Belgique.
C’est l’espèce emblématique de la sévérité du déclin des chauves-souris sur notre territoire. Les grottes de Han-sur-Lesse font figure de dernier refuge. La moitié de la population belge de « petits rhinos » s’y trouverait en hiver. Il y aurait également une colonie du côté de Beauraing.
Et durant l’été ? Ils ne vont pas bien loin. Souvent les quartiers estivaux sont situés à quelques mètres de ceux d’hiver, et la chasse se déroule aux alentours. Comment expliquer que la population ait été divisée par 1000 en l’espace de 65 années ? « Une raison majeure est la création d’immenses zones agricoles ouvertes, par exemple en arrachant les haies, explique la spécialiste. Les ultrasons émis par les narines du petit rhinolophe en été sont très aigus, si bien que leur portée n’est que de quelques mètres. Cela lui confère l’avantage de déterminer la présence d’obstacles proches avec une extrême précision, mais cela le rend pataud comme un aveugle dans les grands espaces. » En l’absence de haies à suivre comme un fil d’Ariane, il est incapable de chasser, et donc de se nourrir.
L’oreillard (Vespertilion plecotus)
Pour hiberner, il replie ses grandes oreilles (presque aussi longues que son corps) contre son dos avant de replier ses ailes par-dessus. Cette tactique de réduction de surface corporelle limite la perte d’eau et de chaleur. De plus, elle préserve les extrémités de ses lobes auditifs des morsures du gel. Pour s’assurer de son identité, les chiroptérologues regardent si le museau de l’animal a bien la forme d’un groin de cochon.